samedi, août 21, 2004

Alice au pays des merveilles 2

Les autres invités avaient profité de l'absence de la Reine pour se reposer à l'ombre; mais, dès qu'ils la virent arriver, ils se hâtèrent de reprendre la partie, tandis que Sa Majesté se contentait de déclarer qu'un moment de retard leur coûterait la vie.
Pendant tout le temps que dura la partie, la Reine n'arrêta pas de se disputer avec les autres joueurs et de crier: Qu'on lui coupe la tête! Qu'on lui coupe la tête! Ceux qu'elle condamnait étaient arrêtés par les soldats, qui, naturellement, devaient cesser d'être des arceaux pour pouvoir procéder aux arrestations; de sorte que, au bout d'une demi-heure environ, il ne restait plus d'arceaux, et que tous les joueurs, sauf le Roi, la Reine et Alice, étaient arrêtés et condamnés à avoir la tête coupée.
Alors la Reine s'arrêta, toute hors d'haleine, pour demander à Alice:
"As-tu déjà vu la Simili-Tortue?
- Non, je ne sais même pas ce qu'est une Simili-Tortue.
- C'est ce avec quoi on fait la soupe à la Simili-Tortue.
- Je n'en ai jamais vu ni entendu parler.
- En ce cas, suis-moi. Elle te racontera son histoire."
Tandis qu'elles s'éloignaient ensemble, Alice entendit le Roi dire à voix basse à toute la société: Je vous fais grâce. Allons, c'est parfait! pensa-t-elle, car le nombre des exécutions ordonnées par la Reine l'avait rendue très malheureuse.
Bientôt, elles rencontrèrent un Griffon qui dormait profondément, étendu en plein soleil.
"Debout, paresseux! cria la Reine. Amène cette jeune fille à la Simili-Tortue pour que celle-ci lui raconte son histoire. Il faut que j'aille m'occuper de quelques exécutions que j'ai ordonnées."
Sur ces mots, elle s'éloigna, laissant Alice seule avec le Griffon. L'aspect de cet animal ne plaisait guère à la fillette, mais elle se dit que, après tout, elle serait plus en sécurité en restant près de lui qu'en suivant cette Reine féroce: c'est pourquoi elle attendit.
Le Griffon se leva et se frotta les yeux; puis il regarda la Reine jusqu'à ce qu'elle eût disparu; puis, il se mit à rire tout bas.
Ce que c'est drôle! dit-il, autant pour Alice que pour lui-même.
"Qu'est-ce qui est drôle?
- Mais, elle, voyons. Tout ça, elle se l'imagine: en réalité, y a pas jamais personne d'exécuté. Arrive!"
Tout le monde ici me dit: 'Arrive!' , pensa Alice, en le suivant lentement. Jamais de ma vie on ne m'a fait pivoter comme ça, jamais!
Ils n'étaient pas allés bien loin lorsqu'ils aperçurent la Simili-Tortue à quelque distance, assise triste et solitaire sur une petite saillie rocheuse, et, à mesure qu'ils approchaient, Alice pouvait l'entendre soupirer comme si son coeur allait se briser.
Quelle est la cause de son chagrin? demanda-t-elle au Griffon, le coeur plein de pitié.
Et il répondit, presque dans les mêmes termes qu'il avait déjà employés:
"Tout ça, elle se l'imagine: en réalité, elle a pas aucun motif de chagrin. Arrive!"
Ils allèrent donc vers la Simili-Tortue, qui les regarda de ses grands yeux pleins de larmes, sans souffler mot.
"C'te jeune demoiselle qu'est ici, expliqua le Griffon, elle a rudement envie que t'y racontes ton histoire, pour sûr que oui!
- Je vais la lui raconter", répondit la Simili-Tortue d'une voix caverneuse. "Asseyez-vous tous les deux, et ne prononcez pas une seule parole avant que j'aie fini."
Ils s'assirent, et personne ne parla pendant quelques minutes. Alice pensa: Je ne vois pas comment elle pourra jamais finir si elle ne commence pas. Mais elle attendit patiemment.
"Autrefois", dit enfin la Simili-Tortue en poussant un profond soupir, "j'étais une vraie Tortue".
Ces paroles furent suivies d'un long silence, rompu seulement par un "Grrrh!" que poussait le Griffon de temps à autre, et par les lourds sanglots incessants de la Simili-Tortue. Alice fut sur le point de se lever en disant: "Je vous remercie, madame, de votre intéressante histoire", mais elle ne put s'empêcher de penser qu'il devait sûrement y avoir une suite; c'est pourquoi elle resta assise sans bouger et sans souffler mot.
"Quand nous étions petits", reprit finalement la Simili-Tortue d'une voix plus calme, mais en poussant encore un léger sanglot de temps en temps, "nous allions à l'école dans la mer. La maîtresse était une vieille Tortue de mer... nous l'appelions la Tortue Grecque...
- Pourquoi l'appeliez-vous la Tortue Grecque, puisque c'était une Tortue de mer? demanda Alice. J'ai lu quelque part que la Tortue Grecque est une Tortue d'eau douce.
- Nous l'appelions la Tortue Grecque parce qu'elle savait le grec", répondit la Simili-Tortue avec colère. "Vraiment, je te trouve bien bornée.
- Tu devrais avoir honte de poser une question aussi simple", ajouta le Griffon.
Après quoi, tous deux restèrent assis en silence, les yeux fixés sur la pauvre Alice qui aurait bien voulu disparaître sous terre.
Enfin le Griffon dit à la Simili-Tortue:
"Dégoise la suite, ma vieille! Tâche que ça ne dure pas toute la journée!"
Et elle continua en ces termes:
"Oui, nous allions à l'école dans la mer, quoique cela puisse te paraître incroyable...
- Je n'ai jamais dit ça!" s'exclama Alice en l'interrompant.
"Si fait, tu l'as dit! répliqua la Simili-Tortue.
- Tais-toi!" ajouta le Griffon, avant que la fillette ait eu le temps de placer un mot.
Après quoi, la Simili-Tortue reprit la parole:
"Nous recevions une excellente éducation; en fait, nous allions à l'école tous les jours...
- Moi aussi, dit Alice. Vous n'avez pas besoin d'être si fière pour si peu.
- Il y avait des matières supplémentaires, à ton école?" demanda la Simili-Tortue d'un ton un peu anxieux.
"Oui, nous apprenions le français et la musique.
- Et le blanchissage?
- Sûrement pas!" dit Alice avec indignation.
"Ah! dans ce cas, ton école n'était pas fameuse", déclara la Simili-Tortue d'un ton extrêmement soulagé. "Vois-tu, dans notre école à nous, il y avait à la fin du prospectus: 'Matières supplémentaires: français, musique, et blanchissage.'
- Vous ne deviez guère en avoir besoin, fit observer Alice, puisque vous viviez au fond de la mer.
- Je n'avais pas les moyens d'étudier les matières supplémentaires", répondit la Simili-Tortue en soupirant. "Je ne suivais que les cours ordinaires.
- En quoi consistaient-ils?
- Pour commencer, bien entendu, Rire et Médire; puis, les différentes parties de l'Arithmétique: Ambition, Distraction, Laidification et Dérision.
- Je n'ai jamais entendu parler de la 'Laidification'. Qu'est-ce que ça peut bien être?"
Le Griffon leva ses deux pattes pour manifester sa surprise.
"Comment! tu n'as jamais entendu parler de laidification! s'exclama-t-il. Tu sais ce que veut dire le verbe 'embellir', je suppose?
- Oui", répondit Alice, qui n'en était pas très sûre. "Ça veut dire... rendre... quelque chose... plus beau.
- En ce cas, continua le Griffon, si tu ne sais pas ce que c'est que "laidifier", tu es une idiote fieffée."
Ne se sentant pas encouragée à poser d'autres questions à ce sujet, Alice se tourna vers la Simili-Tortue, et lui demanda:
"Qu'est-ce qu'on vous enseignait d'autre?
- Eh bien, il y avait l'Ivoire, répondit la Simili-Tortue en comptant sur ses pattes, l'Ivoire Ancien et l'Ivoire Moderne, et la Mérographie. Puis, on nous apprenait à Lésiner... Le professeur était un vieux congre qui venait une fois par semaine: il nous apprenait à Lésiner, à Troquer, et à Feindre à la Marelle.
- Comment faisiez-vous ça: 'Feindre à la Marelle'?
- Ma foi, je ne peux pas te le dire, car je l'ai oublié. Quant au Griffon, il ne l'a jamais appris.
- Pas eu le temps, déclara le Griffon. Mais j'étudiais les classiques avec un vieux professeur qu'était un vieux crabe.
- Je n'ai jamais pu suivre ses cours", poursuivit la Simili-Tortue en soupirant. "On disait qu'il enseignait le Patin et la Greffe.
- Et c'était bien vrai, oui, bien vrai", affirma le Griffon, en soupirant à son tour.
Sur quoi les deux créatures se cachèrent le visage dans les pattes.
"Et combien d'heures de cours aviez-vous par jour?" demanda Alice qui avait hâte de changer de sujet de conversation.
"Dix heures le premier jour, répondit la Simili-Tortue, neuf heures le lendemain, et ainsi de suite en diminuant d'une heure par jour.
- Quelle drôle de méthode! s'exclama Alice.
- C'est pour cette raison qu'on appelle ça des cours, fit observer le Griffon: parce qu'ils deviennent chaque jour plus courts"
C'était là une idée tout à fait nouvelle pour Alice, et elle y réfléchit un moment avant de demander:
"Mais alors, le onzième jour était un jour de congé?
- Naturellement, dit la Simili-Tortue.
- Et que faisiez-vous le douzième jour?" continua Alice vivement.
"Ça suffit pour les cours", déclara le Griffon d'une voix tranchante. "Parle-lui un peu des jeux à présent."